1.14 — Aurora cum primo mane

Aurora cum primo mane
(ed. P. Bourgain - S. Barrett)


Introduction
C'est l'un des rares poèmes rythmiques que l'on peut dater avec précision: dans les jours qui suivent le 25 juin 841, date de la bataille de Fontenoy entre les héritiers de Louis le Pieux, Lothaire et Charles le Chauve d'un côté, Pépin et Louis le Germanique de l'autre. L'auteur, Angelbert, qui se nomme dans le texte, combattait dans les rangs de Lothaire, le vaincu du jour, d'où son amertume. Clerc combattant ou plutôt laîc cultivé, digne fruit de la réforme carolingienne, on ne sait rien d'autre de lui.
L'intérêt historique de la composition s'ajoute à son intérêt littéraire pour le rendre célèbre, car il combine nouveauté et tradition dans un cadre chronologique précis. Depuis le XVIIIe siècle il a été abondamment commenté et de façon fort diverse, certains y voyant l'émergence d'une poésie héroîque germanique, d'autres insistant sur l'aspect savant et l'héritage des hymnes mérovingiens, des descriptions de ville ou chants de victoire contemporains (voir bibliographie). Ainsi, Strecker définissait cette pièce comme une ballade, alors qu'elle est généralement de nos jours considérée comme un planctus. Une comparaison avec les sources historiographiques contemporaines (Nithard, Historiae 2, 10-3, 2) est effectuée par C. Fabre, qui conclut que la description très précise du combat permet de compléter le récit de Nithard.
Il est écrit en septénaires trochaîques rythmiques (8p + 7pp: 15i.7, pentadecasillabus septenarius) en strophes de trois vers abécédaires; la versification a été étudiée par Dag Norberg, y compris les irrégularités (6, 3; 11, 1 et 14, 3, paroxytons) qui proviennent de l'imitation de la place des accents dans les septénaires trochaïques métriques. D'après J. Fontaine, c'est une résurgence de la strophe triomphale antique, formée de deux ou trois septénaires trochaïques et utilisée pour célébrer des événements politiques et militaires; après avoir servi pour des hymnes à l'époque mérovingienne, elle retrouve à l'époque carolingienne son ancien rôle profane. Le mélange des souvenirs bibliques et antiques (Mars, Cerbère, le chaudron de Saturne pour le chaudron de l'enfer) dans le cadre d'une déploration poétique est caractéristique de la synthèse carolingienne d'une poésie d'actualité.
Parmi les traits linguistiques qui datent le texte, on remarque l'emploi d'un plus-que-parfait du subjonctif qui est un hyperurbanisme (fuisset, 4, 3); de négation pléonastique (nulla... nec, 3, 1) et au contraire l'absence de négation indiquée devant les premiers termes d'une énumération négative (7, 1 et 12, 3); la transformation d'un substantif en préposition (foras, 9, 3). Ce sont des traits de syntaxe; la morphologie, elle, est remarquablement solide et montre le résultat de la réforme carolingienne.

Sigles
Sg = Sankt Gallen, Archivum, Cod. Fab. X, f. 10r-v. (s. IX2) (F pour Dümmler)
Pa = Paris, BNF lat. 1154, f. 136-137v (s. X) (L pour Dümmler)
Ko = Kornic, Biblioteka Kórnicka Polskiej Akademii Nauk, 124, f. 1 (IXe s.; P pour Dümmler)

Editions antérieures
Le texte a d'abord été édité, pour la musique, par de Coussemaker, puis en annexe des éditions de Nithard, par Pertz, d'après le manuscrit de Paris, et par Dümmler en 1877, repris en 1894 au t. II des MGH Poetae, édition à partir de laquelle elle est reprise, toujours en annexe de l'édition de Nithard, dans la série MGH Script. rer. Germ. par E. Müller. Strecker, au t. IV des MGH Poetae, se contente de renvoyer au tome II.
L'édition Dümmler s'appuyait essentiellement sur Pa considéré comme le meilleur manuscrit, mais sans s'interdire de reconstruire le texte à partir des deux autres. Elle est reprise dans la plupart des éditions successives, qui ne font que la reprendre, généralement sans nouvelle collation (Raby). Edmond Faral prit comme base Ko, le seul à comporter toutes les strophes, tout en remarquant qu'en bien des cas P est meilleur. Dag Norberg en 1968, sans proposer d'apparat critique, ne renvoie qu'à l'édition MGH de Dümmler, mais en fait s'appuie bien davantage sur le manuscrit de Kórnik, et propose une version qui est assez souvent retenue par les anthologistes suivants, comme Peter Godman. En revanche Claudiane Fabre retourne au manuscrit Pa, avec un apparat allégé et des explications philologiques parfois aventureuses (ainsi pour Saturni dolium, 1, 2, qu'elle rapproche de doleo, ignorant le commentaire de Norberg).

Commentaire à l'édition
Sur les trois manuscrits, seul le manuscrit du château de Kórnik est complet, mais souvent très corrompu. Les deux autres portent des marques de transmission orale et sont incomplets. L'un, Sg, a été copié en Suisse non loin de Saint-Gall et est très lacunaire; l'autre, Pa, de Saint-Martial de Limoges, est l'un des très rares recueils carolingiens, et célèbre à ce titre (voir analyse dans Chailley). La première strophe est neumée, mais il n'a que sept strophes (1-7). Il est le seul à porter un titre (qui peut d'ailleurs être refait d'après le contenu).
Le texte de Sg n'est pas très bon et il n'a que 8 strophes (1-7, 10). Mais peut-il conserver des leçons meilleures que les deux autres? Autrement dit, existe-t-il des erreurs conjonctives de Pa Ko? Concordia pour victoria, 4, 3, me semble une erreur conjonctive pour Pa Ko. Mais c'est la seule, et elle est discutable, les partisans de Lothaire soutenant qu'ils se battaient pour la paix et la concorde.
Pa et Ko sont pourtant, en beaucoup d'endroits, très différents. La plupart des éditeurs choisissent principalement entre les leçons de ces deux mss. Dümmler suit plutôt Pa, Norberg plutôt Ko, sauf erreur évidente. Il y a des traces de transmission orale, par la mémoire, notamment dans Pa, mais aussi dans Ko. Les variations graphiques sont donc plus qu'en aucun autre cas inopérantes.
La filiation des manuscrits n'étant pas évidente, une attention spéciale est ici portée à l'accord de deux manuscrits contre le troisième.
Les trois exemples de finales de vers qui sont paroxytons au lieu d'être proparoxytons (6, 3 paludes, 11, 1 melode et 14, 3 cadaver) portent sur des mots de trois syllabes: peut-être l'accent y est peu sûr ou déplaçable (aucun de ces mots n'a de postérité romane directe). Par contre ces passages sont sûrs pour le texte.

1, 1 L'accord de Pa et Ko laisse penser qu'il y avait à l'origine un participe présent, donc une proposition participiale (dividit n'est dans aucun manuscrit). Dans ce cas, cum n'est pas une conjonction mais une sorte de préposition qui renforce primo mane, Tetram noctem (Pa et Sg) est la leçon facile, tetra noctis est plus rhétorique et c'est la lectio difficilior, qu'on peut donc conserver bien qu'attestée par un seul manuscrit.
1, 2 Norberg préfère sabbati en sous-entendant dies; mais deux manuscrits ont un nominatif, et un génitif rendrait la compréhension du vers douteuse en laissant possible la construction sabbati dolium. - Pour dolium, Ko et Sg ont tous deux une forme d'ablatif, sans grande conséquence (cf. en 4,1).
2, 1 Le pluriel clamant est présenté par deux manuscrits, y compris Pa où, dans le titre, bella est sûrement un singulier. On peut considérer soit que le titre est refait, selon la tendance générale de la langue de passer au singulier les neutres pluriels, que suit également Sg, soit que deux manuscrits séparément auraient restitué la forme correcte au pluriel, mais c'est moins probable.
3, 1 Seule la leçon de Pa est compréhensible.
3, 2-3 Le texte proposé (Norberg) retouche légèrement la leçon de Ko, sanguis hic profluit unda manans. Cependant la proximité de Pa et de Sg laisserait supposer une leçon proche de *sanguinis proluuio unda manat, qui n'est pas suffisamment attesté. Dümmler a retouché la leçon de Pa: sanguinis proluuio unde manus infernorum.
4, 1 La leçon potentis de Ko serait aussi possible, mais la leçon dexteraque de Sg semble indiquer qu'il y avait une syllabe avant le radical potens.
4, 3 Si Pa et Ko ont la bonne leçon, il faut sous-entendre que seule la victoire de Lothaire aurait assuré la concorde, mais l'idée semble être très différente de celle de la proposition hypothétique, qui dirige la pensée sur la lâcheté ou la trahison des combattants de Lothaire. Norberg préfère victoria, Dümmler et C. Fabre concordia.
5, 3 La leçon lupo preuio de Pa est également possible, mais la finale de Sg au nominatif (predius) fait préférer la leçon de Ko.
7, 3 Pa anticipe le vers 11, 3. La leçon de Sg (frater soror) est plus vraisemblable pour la hiérarchie, moins satisfaisante pour la sonorité; l'ordre des mots retenu est celui donné par Pa en 13, 3.
8, 1, Sg manque. Ko est peu satisfaisant (uero est peu lisible et a peu de sens en cet endroit).
8, 3 La convergence de Pa et Sg (en 10, 3) sur fontis acie est sans doute un hasard dû à la fragilité des consonnes liquides.
9, 1 uerticemque iuieri semble lectio difficilior. La répétition du mot uallis affaiblit la leçon de Ko; Norberg préfère collis, qui n'est pas attesté.
9, 3 La leçon de Ko semblant préférable pour la fin du vers (voir explication grammaticale de Norberg), on peut lui emprunter aussi le début du vers où les deux verbes sont équivalents.
10, 2 Pa et Sg portent un complément à l'accusatif (uestes lineas, uestimenta lineas) qui serait une sorte d'accusatif d'objet interne, en opposition avec l'ablatif (auibus) du vers 3. Mais quelle est la forme du verbe? Albesunt (Ko et Sg, pour albescunt) a pour lui les deux témoins, mais le rythme du vers est faux. Albescebant (Pa) poursuit l'imparfait de la strophe précédente, mais oblige absolument, pour le rythme, à mettre le complément à l'accusatif (uestes), en contradiction avec le v. 3. On peut donc supposer, à l'origine, une forme albent, remplacée instinctivement par la forme inchoative devenue plus fréquente. Pa restitue le rythme en passant de uestimentum à uestes. Sg a de plus une inversion qui défigure le vers et ne termine pas la strophe, son témoignage est donc peu fiable pour la forme accusative du complément.
10, 3 Ayant omis la strophe 8, Sg transforme le vers 8, 3 pour le placer ici, et s'arrête après un signe de fin de paragraphe (punctus versus) très net. C. Fabre suppose que c'est une moquerie envers Angelbert vieilli et retiré dans la région, l'accusant de ne pas aimer l'eau de la fontaine, donc de préférer le vin. C'est beaucoup de suppositions. Il est plus probable que le vers oublié, à un moment de la transmission orale, est revenu à la mémoire en décourageant du même coup l'effort du copiste ou du chanteur; peut-être s'y greffe-t-il effectivement une moquerie sur un camarade du nom d'Angelbert.
11, 3 Illic casu (Pa, Dümmler) et tali pena (Ko, Norberg) sont équivalents pour le rythme et pratiquement pour le sens.
12, 3 Il faut coup sûr un subjonctif: la leçon de Ko, illustrat, ne peut être juste. Horrore pour aurore vient d'une transmission orale. En revanche la leçon de Pa, qui est possible encore que peu claire, semble reconstruite depuis un texte écrit (nec illustret - illi desit). Illustret semble la lectio difficilior.
13, 1 Malgré l'étrange beauté de la leçon de Pa, noxque illa nox amara, probablement inspirée d'une réminiscence biblique, il faut sans doute l'écarter, car il semble que ce témoin cherche à reconstituer de mémoire un texte en voie d'oubli.
Pour 13, 2-3, Pa reprend 7, 2-3 (avec un ordre des mots plus satisfaisant en 13, 3), puis il s'arrête, s'étant sans doute aperçu d'un retour en arrière. Dümmler accepte sa leçon, et repasse ensuite à Ko pour les deux dernières strophes. Or, il n'y a pas d'autre effet de répétition ou de refrain dans ce poème, et il est donc plus probable qu'il s'agit d'un doublon de copiste, dû peut-être à un accident matériel; en tout cas le copiste n'a pas retrouvé dans son modèle (ou dans sa mémoire) les deux dernières strophes. Il faut donc croire que Ko est meilleur.
13, 3 Ko porte cumin, m par barre de nasalité. Le vers est hypermétrique, une des deux syllabes est en trop. Ce pourrait être une correction immédiate, où le copiste aurait négligé de gratter ou de supprimer le cum écrit par erreur.
14, 2 est hypermétrique. On pourrait envisager eorum carnes avec synérèse.